In Guillaume Paris, selected works, 1988-1998, pp. 7-23
Publié par Contagious Magic (London, England 1999)
ISBN 2-95141444-0-4


STRUCTURES D'ALLUSION

PAR J.D. LAYTON


INTRODUCTION

L’œuvre de Guillaume Paris s’organise comme un jeu de relations entre des éléments hétérogènes clairement définis. Il est sans doute impossible de présenter ce jeu – ou cet ensemble – dans son entier. En revanche, son modus operandi, que des situations spécifiques rendent tangible, peut être soumis à l’analyse.L’œuvre se déploie comme un processus de différentiation entre des éléments eux-mêmes pris dans des configurations variables. Ce processus, me semble-t-il, prend place dans la matrice englobante d’une stratégie du sens cohérente. Les éléments singuliers, leurs multiples formes d’intégration et les espaces interstitiels qui apparaissent entre eux participent tous à la génération du sens.


Les constituants de cet ensemble (sculptures, photographies, vidéos) sont conçus comme des articulations dans le contexte plus large de la stratégie signifiante de l’œuvre (sa « manière de faire un monde »). C’est au niveau de cette stratégie que se situe l’originalité de ce travail et que son analyse s’avère la plus productive. En effet, l’examen des schémas signifiants déployés pour créer l’œuvre fournit un cadre de référence unifiant qui permet de dépasser la nature multiple des créations. Ces schémas signifiants constituent les blocs (le matériau) utilisés dans la construction de la stratégie finale.

Dans cette étude, j’aimerais mettre en lumière certains traits dominants de cette stratégie, et en indiquer quelques voies d'interprétation possibles. Pour cela, j’emprunterai assez librement des concepts mis en œuvre par le sinologue français François Jullien, dans l’étude stimulante qu’il a consacrée à la poétique chinoise et à ses commentaires[i]. De prime abord, ce détour paraît inattendu. Mais il semblera peut-être moins surprenant si l’on se penche sur les débuts de l’œuvre.


COMMENCEMENTS INTRODUCTION

Pour avoir terminé sa formation artistique à la fin des années 80, à un moment où, à New York, les débats étaient dominés par la rhétorique post-moderne et le politiquement correct, Guillaume Paris considère que le féminisme et les études post-coloniales ont exercé une influence décisive sur son développement intellectuel. Les questions soulevées par la notion d’identité (qu’elle soit culturelle, nationale ou sexuelle), et par la construction sociale que ce terme recouvre, l’ont attiré dès l’origine et ont joué un rôle essentiel dans l’élaboration ultérieure de son travail. Il leur a donné une expression alors que des débats binaires polarisaient le discours sur le multiculturalisme, et certains de ses premiers travaux (Peanuts for Ethiopia, 1988 ; Fin d’histoire, 1989) reflètent explicitement son intérêt pour ces enjeux, que continue d’explorer, dix ans plus tard, un projet comme H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. Mais son travail a également été marqué, dès le départ, par le soupçon qu’il fait peser sur toutes les formes de « pureté » et sur les discours qui s’y réfèrent (Lye, 1990 ; Dreaming dolls, 1991 ; la série White magic, 1992-96 ; True spirit, 1992). Dans ces œuvres, la pureté et l’abstraction sont perçues comme des menaces. Le danger se présente sous la forme d’une annexion forcée du réel (voir les pièces de taxidermie créées en 1988) ou sous celle de son aliénation radicale (Enhanced being, 1991). En raison de sa formulation explicite, H.U.M.A.N.W.O.R.L.D., un projet lancé en 1992 et toujours en cours aujourd’hui, offre un précieux aperçu des thèmes et des idées explorés par l’artiste au cours des dix dernières années.

Il me semble que les premiers travaux ont été gouvernés par une approche dialectique du sens, incarnée, à son niveau, par chaque pièce individuelle. Ce positionnement dialectique constitue un signe avant-coureur de la stratégie signifiante que Guillaume Paris adoptera par la suite.


DIALECTIQUE

Même une œuvre aussi directe en apparence que Peanuts for Ethiopia (qui renvoie à la campagne médiatique d’appel au don « Live Aid »[ii]) construit une ambiguïté dialectique qu’il s’avère difficile de résoudre, de résorber ou d’ignorer. Or, la présence d’une telle tension dialectique – et d’une telle ambiguïté – au sein d’un objet unique constitue un trait récurrent des œuvres produites à cette époque. Une sculpture de 1989, Fin d’Histoire, en offre un exemple caractéristique. En référence à une question alors brûlante, le débat sur « la fin de l’histoire[iii] », l’œuvre propose l’image d’une division, une sorte de scène de conversation Nord-Sud. L’échiquier fait allusion à la théorie des jeux et à son utilisation dans les représentations de la guerre froide (on se souvient de la « théorie des dominos »). Les deux récipients deviennent les protagonistes d’une partie engagée, les différences de niveaux entre les cases remplies de lait ou de café indiquant que le processus est en cours. Les règles du jeu sont inconnues, mais le résultat est inéluctable. La seule issue imaginable est une forme radicale d’hybridité. Plus abstraitement, nous sommes confrontés à une situation inextricable dans laquelle une règle (un principe opératoire) donne naissance à un site (un territoire), le « jeu » n’étant autre que ce processus. Ce télescopage de plans conceptuels se matérialise visuellement dans l’image paradoxale d’une tension harmonieuse. La complexité de l’image finale n’est pas sans rappeler le symbole taoïste d’harmonie dans l’équilibre. Il est significatif que, dans les textes de cette période, Guillaume Paris parle de cette œuvre comme d’un « koan visuel » (et, fait notable, dans le catalogue de l’exposition Post-Morality[iv] – qui contenait Peanuts for Ethiopia – la notice qui accompagne cette œuvre est réellement un koan traditionnel).

Un processus analogue intervient dans une œuvre sans titre de 1989. De nouveau, nous sommes confrontés au motif noir et blanc d’un échiquier. Cette fois, les protagonistes eux-mêmes (des sujets en plastique pour pièces montées) constituent le site. Les 64 mariées et mariés sont placés à même le sol pour former une grille de 8 par 8. Tout « mouvement » réduirait la grille à néant, et avec elle, le territoire et l’action qu’il rend possibles. Ce nivellement paradoxal indique un télescopage supplémentaire de plans conceptuels.


ÉCHEC ET MAT

La nature dialectique de ces premières œuvres trouve sa forme la plus accomplie dans une installation intitulée Enhanced being (1991). Bien qu’il occupe une pièce entière, ce travail poursuit d’évidence la logique à l’œuvre dans les objets discrets et autonomes produits jusqu’alors. Le motif de l’échiquier noir et blanc apparaît ici encore, pour tenir lieu de cadre à l’ensemble de l’installation (les pièces du jeu sont désormais « les gens »). Si cet élément est emblématique, c’est précisément parce qu’il donne à voir une polarité et une tension dialectiques. Mais il devient vite évident que ce parti pris structurel ne construit pas une vision du monde statique, « en noir et blanc » : il propose  au contraire un modèle dynamique, complexe, mieux qualifiable de « gris ». Les références ici sont évidentes : il s’agit de l’argent, de l’art et de la mode dans le Soho du début des années 90. La mode est sortie vainqueur du processus d’embourgeoisement (lancé deux décennies plus tôt par les artistes) qui vient de se consommer. La pertinence du propos est explicite. Ce qui est plus intéressant, c’est que, prise dans sa totalité, l’installation ne se prête pas à une interprétation simpliste, ni ne se réduit à un message univoque (et il faut mesurer combien la collaboration de l’artiste avec un représentant du monde de la mode contribue à compliquer les choses). Le « grisé », sa complexité et son caractère contradictoire court-circuitent toute tentative de décodage direct. L’œuvre résiste aux interprétations réductrices. Partant d’une référence « étroite » et « locale », l’installation ouvre sur un domaine d’interprétations élargi : c’est une allégorie du temps (une vanité), une réflexion sur la sublimité et sur le sublime (avec les proportions platoniciennes, l’abstraction suprématiste accrochée au le mur, la naphtaline dont on dit qu’elle « se sublime ») et, de manière plus diffuse, une méditation sur la pureté, l’abstraction et le danger. Il me semble que cette complexité manifeste donne sa véritable pertinence à l’œuvre : elle ne conduit pas à une formulation générale et elle n’illustre pas des généralités. Cependant, elle constitue une tentative pour circonscrire une totalité, toute chargée soit-elle de contradictions.


GO

Ce type d’altération structurale, face aux ordonnancements préétablis qu’incarne l’image de l’échiquier, rappelle la discussion dans laquelle Deleuze et Guattari comparent le jeu de go et les échecs, dans le « Traité de nomadologie[v] ». Dans ce passage, ils opposent les deux jeux « du point de vue des pièces, des rapports entre les pièces et de l’espace concerné », soit trois perspectives nécessairement interdépendantes.

« Les pièces d’échecs », nous dit-on, « sont codées ; elles ont une nature intérieure ou des propriétés intrinsèques, d’où découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. Elles sont qualifiées (…) ». Par contraste, « les pions de go sont les éléments d’un agencement machinique non subjectivé, sans propriétés intrinsèques, mais seulement de situation. » En termes d’espace, la différence est que « les échecs codent et décodent l’espace, tandis que le go procède tout autrement, le territorialise et le déterritorialise (…)». « Espace "lisse" du Go contre espace "strié" des échecs.» Ces différences structurelles se reportent naturellement sur les possibilités d’action dans chaque configuration : alors que, dans le go, l’efficacité est d’ordre synchronique, aux échecs, elle est diachronique. « Une autre justice, un autre mouvement, un autre espace-temps.»

Les exemples abordés jusqu’ici invitent à considérer la stratégie déployée dans cette œuvre comme une combinatoire de ces deux ordres oppositionnels. Une telle opposition entre des stratégies différentes, considérées dans le contexte de la théorie des jeux, est particulièrement adaptée à mon propos, et j’y reviendrai au cours de cette étude.


DECLENCHEURS

L’interprétation ainsi ébauchée illustre le fonctionnement de l’œuvre. Des référents externes (objets de débat) interviennent d’abord comme des informations sur un contexte, en fonction desquelles l’œuvre prend position. Mais le « commentaire » (ou la « critique ») n’est pas pour elle une fin en soi : c’est un point de départ. Le processus critique (le traitement de l’information) et sa matérialisation physique dans les œuvres d’art se conjuguent pour diriger le regard au-delà des référents spécifiques originaux – qu’ils soient de nature culturelle, sociale ou politique. Ces référents contextuels agissent comme des déclencheurs initiaux, qui rendent compte de la nécessité première de l’œuvre, mais qui n’en constituent pas le contenu thématique.

L’œuvre – c’est un de ses traits distinctifs (et un produit de son architecture) – ne prétend pas contrôler intégralement sa valeur discursive. Elle ne cherche pas à monopoliser les droits à sa propre interprétation. Par extension, elle ne constitue pas une tentative pour promouvoir ou illustrer un discours préétabli. L’empilement des strates d’information et la polysémie qui en résulte sont conçus pour donner naissance à une multiplicité de lectures.


DISTRIBUTION

Si l’approche dialectique du sens expérimentée dans les premières œuvres semble culminer avec Enhanced being, c’est dans une autre installation, réalisée en parallèle et au même moment, que l’on peut saisir la caractéristique la plus déterminante du travail de Guillaume Paris. Il s’agit de Love meats (1991), une œuvre produite avec la photographe canadienne Maja Swannie. De cette collaboration a résulté un ensemble de 18 éléments séparés, conçus pour fonctionner comme un tout. Les différentes propositions ont été développées de manière conjointe, autour d’un thème commun : les symétries et dissymétries des relations entre les sexes, observées à travers un spectre de référents disparates (culture populaire, mythologie, psychanalyse, publicité, beaux-arts, etc.). L’acte collaboratif rompt avec le sujet de l’énonciation singulier : il fond les identités distinctes des créateurs en un nouveau personnage (dans ce cas, une forme de troisième sexe, ou d’identité sexuelle objective). L’effet de distanciation et de médiation qui en résulte donne naissance à un nouveau point de vue. De même, le prisme à déformation variable des référents hétérogènes impose une distance objective dans la matière même de la représentation. Le sens cesse d’être localisable dans un signe extérieur quelconque : il devient la résultante des interconnexions établies. Il est (inégalement) distribué.

Cette fragmentation de l’œuvre et la dispersion contingente du sens ressortissent à une logique différente de la dialectique mentionnée plus haut. Elles indiquent un changement de paradigme qui a trouvé sa pleine expression dans les œuvres suivantes. Love meats produit la même impression qu’une exposition collective, organisée autour d’une thématique centrale : les éléments hétérogènes fonctionnent comme autant de points de vue différents. Ils sont complémentaires et peuvent être contradictoires. C’est seulement ainsi qu’ils forment une totalité : non pas un tout conciliatoire (fait de généralités), mais un tout pluraliste, fait de particularités distinctes et ouvert à l’antagonisme. En termes concrets, on est ainsi conduit à se détourner de la « perfection » — au niveau des pièces individuelles — pour aller vers des objets incomplets, fragmentaires et partiels, qui forcent le spectateur à prendre en considération la cohérence du tout.

L’abandon du général, tel que je l’ai signalé aussi bien dans Enhanced being que dans Love meats, et l’effort pour rendre compte d’une totalité jouent un rôle déterminant dans l’organisation ultérieure de l’œuvre.


DISPOSITIF

Quand il évoque la présentation de ses œuvres, Guillaume Paris préfère éviter le terme d’« installation », au profit du mot français « dispositif » (qui mêle les notions de construction, de plan d’action, de moyen, d’arrangement et de mécanisme). En tant que forme, l’installation est devenue surdéterminée et académique. On l’associe généralement au registre de la théâtralité et elle implique le plus souvent un espace de représentation continu et homogénéisé. Elle suggère également une immersion (voire une prise d’assaut) sensorielle. Or, si le terme pouvait encore servir à décrire Enhanced being, il ne saurait qualifier de façon adéquate Love meats, ni aucune des expositions ultérieures (White magic, 1994 ; Angel Inc., 1994 ; Théophanies, 1995 ; La nuit, tous les poissons rouges, 1996 ; White spirit, 1996 ; Land of milk and honey, 1996 ; Withering, 1998, etc.). Ici, le terme de dispositif permet de suggérer un espace de représentation composite, différencié de manière synthétique, et marqué, nous le verrons, par des disjonctions syntaxiques et sémantiques. Le terme rend également compte du déploiement d’une forme accrue de distanciation et de médiation. Cette distanciation s’applique à la fois au signifié et au spectateur. L’esprit du dispositif se rapproche de celui de l’exposition collective thématique décrite plus haut, et il partage avec elle une logique indirecte.


ENSEMBLE

À partir de 1991, un effort délibéré a été fait pour établir l’interconnexion entre les œuvres individuelles, dans le contexte englobant de l’ensemble. Chaque élément est perçu comme connecté à chaque autre, dans un réseau de relations liant les constituants à travers l’espace (dans un dispositif donné) et à travers le temps (dans le contexte de l’élaboration progressive de l’œuvre en entier). À l’intérieur de cet ensemble, chaque élément se voit assigner une fonction distincte. En tant que tel, un élément donné définit et occupe un espace très spécifique : il est irréductible au plan d’ensemble et irremplaçable en son sein. Cette hétérogénéité des constituants (les uns par rapport aux autres) explique qu’il soit impossible pour un élément singulier quelconque de constituer jamais une métonymie du tout. Cependant, cette même hétérogénéité est constitutive du tout et, comme on l’a vu, cette stratégie entraîne une délocalisation du sens (par l’effet de la dispersion).


ADEQUATION

La distribution du sens se donne d’abord à percevoir comme une assurance structurelle contre le dogmatisme. En effet, il était devenu primordial pour l’artiste de développer un langage –  une stratégie du sens –  qui soit conforme aux intentions et au contenu de l’œuvre. En d’autres termes, l’enjeu n’était plus tant de faire un art au contenu politique (ou social), que de faire de l’art politiquement, c’est-à-dire de repenser les stratégies signifiantes existantes ou disponibles. Ce changement de priorité est bien exposé par ces remarques de Trinh T. Minh-Ha[vi] :

Il est de plus en plus nécessaire de réaliser des films politiquement (et non pas de réaliser des films politiques). Nous passons ici de la réalisation d’un genre de film à la fabrication d’un vaste éventail de films, de genres divers, dans lesquels c’est la réalisation elle-même qui est politique. Puisque les femmes ont travaillé dur, depuis des décades, pour élargir la définition du « politique », et puisqu’il n’y a aucun sujet qui soit « apolitique » ou trop étroit en soi, mais seulement des représentations trop étroites et apolitiques de ces sujets, un film n’a pas nécessairement à mettre en cause des institutions gouvernementales ou des personnalités pour être « politique ». Différents types et différents niveaux de valeurs institutionnelles gouvernent notre quotidien. Pour travailler à ébranler un système de valeurs quelconque, un film réalisé politiquement doit commencer par ébranler le système de valeurs cinématographiques dont sa politique dépend entièrement.

Bien qu’elles renvoient au cinéma, les implications générales de cette citation peuvent d’évidence s’appliquer à n’importe quel médium.

Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, mon analyse porte sur les traits structuraux qui permettent l’articulation des éléments particuliers.  Je ne tenterai donc pas de disséquer les différents dispositifs présentés ici, mais je m’attacherai à isoler certains principes et certains invariants. Pour en trouver des illustrations, le lecteur est convié à se référer aux planches.


MONTAGE

Une autre notion empruntée au langage de la réalisation s’avère utile pour qualifier les stratégies concrètement à l’œuvre dans tout dispositif : l’idée de montage. En effet, le dispositif est un montage dans lequel des relations mutuelles d’apposition sont établies entre des éléments disparates, dans un complexe syntaxique, pour former un tout composite. Ces éléments incarnent individuellement des modes de signification distincts : ils signifient différemment. Leur combinaison par montage permet d’instrumentaliser cette spécificité et d’établir une structure signifiante complexe. Davantage, la juxtaposition d’éléments représentant de manière exemplaire des conventions de signification spécifiques force à prendre acte de cette nature conventionnelle et à s’y montrer sensible. L’effet de réflexivité ainsi produit rend ces éléments transparents  pour le spectateur — leurs conventions se révélant par contraste les unes par rapport aux autres. Ainsi révélées, elles sont aussi réfutables. Cette transparence a des conséquences particulières pour le spectateur.


Équilibre et tension

Les principes qui régulent ce montage sont la tension et l’équilibre. Définir leur mode d’opération, étroitement dépendant du contexte, constitue un défi. Mais ils produisent une régulation qui assure que la stratégie signifiante sera appropriée à des circonstances données et qu’elle s’avérera efficace. Le principe même de l’équilibre, renégocié en chaque occasion concrète, est sujet à des variations et à des transformations. En pratique, la régulation se traduit par un choix exigeant d’éléments spécifiques (les « pièces »), par un ajustement méticuleux de leurs relations mutuelles, et par un réglage en finesse du mode d’adresse global de la présentation. Elle explique l’économie de moyens caractéristique des dispositifs qui en résultent, dans lesquels un équilibre est trouvé entre éléments omis et éléments inclus.


Commentant  un texte de Mencius, François Jullien écrit :

Il n’y a pas de coordination logique (ni de conjonction syntaxique), c’est la justesse de l’appariement, la rigueur de l’emboîtement qui, ici, font la preuve. Ce texte est démonstratif,  mais sans construire un raisonnement : en construisant un agencement. (…) Au lieu de former un concept, il codifie une situation, en la rendant typique ;  au lieu d’enchaîner des raisons, il dresse en vis-à-vis des positions, dont il met en valeur la corrélation. Bref, au lieu d’expliciter une argumentation, il fonctionne comme un dispositif.[vii]

C’est précisément, me semble-t-il, ce que font les dispositifs de Guillaume Paris, avec cette même singulière efficience.


ALLUSIONS

Les éléments singuliers qui constituent un dispositif sont pris dans un réseau de tensions et sont forcés de réagir les uns avec les autres. Comme elle est sémantiquement disjonctive, leur juxtaposition au sein d’une structure signifiante provoque de multiples processus de clôture (des processus d’extrapolation) qui reposent activement sur l’aptitude du spectateur à combler les écarts. Collectivement, et par l’effet du montage, ils constituent un système orchestré d’allusion. Ce système allusif ne cherche pas à confronter le spectateur à l’objet d’une représentation (ni à le conforter par ce biais). Il cherche plutôt à ouvrir des perspectives multiples sur un sujet (ou un « thème »), qu’il circonvient indirectement. À ce stade, il importe de préciser la notion de structure. En effet, la spécificité de la forme étudiée ici réside dans l’action simultanée de ses diverses composantes : tous les éléments (phénomènes et informations confondus) affectent le spectateur de manière synchronique. Or, la synchronie qui caractérise cette stratégie de sens nécessite une approche structurale. C’est pourquoi il est fructueux d’aborder les dispositifs comme des structures allusives.

Au lieu d’être confronté à une représentation, le spectateur se voit donc présenter une structure, qu’il perçoit comme une somme de discontinuités. Cette structure est faite de particularités (les éléments signifiants au sein de la structure) dotées d’une valeur indiciaire. Elles indiquent, voire insinuent, les interprétations. Quant au mode de signification global de la structure, il est indirect : il procède par une suite de déflections. Chaque détail agit comme une indication de la totalité, comme l’un de ses symptômes. L’action simultanée de ses indications juxtaposées produit une non-convergence : elles ne confluent pas pour créer une représentation.


INCITATION

On l’a vu, la structure « parle » une langue non illusionniste, qui révèle ses propres traits constitutifs. Son but principal n’est pas d’illustrer, mais plutôt d’inciter. La structure allusive incite le spectateur à se saisir de sa matière globale (de façon oblique). Elle ne tente pas de démontrer, mais de rendre sensibles des positions multiples. Elle ne s’organise pas en fonction d’un point dominant privilégié, mais aspire à prendre en compte une pluralité de positions : au lieu de fournir une continuité narrative, elle esquisse des orientations. En ce sens, elle fonctionne comme l’exposition collective thématique déjà mentionnée, et il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans le prolongement de sa propre pratique artistique, Guillaume Paris ait été le commissaire d’expositions thématiques conçues suivant ces mêmes principes (Fins d’Histoires, 1996, et Colo(u)rblind ?, 1997).


Note : ajouter Paris, Texas, 2001 - NdT


DETOUR

(le détour est l’accès)

En 1993, dans un communiqué de presse, le critique d’art canadien John Andrews a écrit que « la démarche de Guillaume Paris, privilégiant l’euphémisme, invite la pensée à d’innombrables détours ». Comme je l’ai suggéré, cette invitation est une incitation. La structure allusive procède indirectement et par des voies subtiles. Sa densité d’expression et son efficacité même résultent de cette prédilection. Chaque détour révèle, potentiellement, ce qui est fondamental. Le mode d’action indirect de la structure consiste à agir par des voies et en des lieux où l’on ne l’attendait pas. En suggérant au lieu d’affirmer, elle déstabilise le récepteur. Son caractère allusif n’est pas seulement le produit de la distance (respectueuse) qu’elle maintient avec le spectateur ; il vient surtout de la distance qu’elle établit vis-à-vis des sujets dont elle traite. Cette distance, créée par l’écart et la tension, déçoit nos attentes : elle est elle-même allusive. L’efficacité ultime de la structure d’allusion réside en sa capacité à empêcher, à force de détours et de déflections, l’injonction immédiate du sens. Elle maintient ouvert pour le spectateur un champ d’articulations possibles, qui se déplient comme autant de processus d’identification.

Toutefois, le travail de Guillaume Paris n’est pas toujours indirect. Dans ce cas, la stratégie retrouverait un caractère prévisible, sanctionné par une efficacité moindre. Il est dans la logique de l’indirect que de savoir être direct (et de continuer ainsi à décevoir les attentes). L’œuvre se trouvera donc qualifiée au mieux comme une combinaison savante de tactiques directes et indirectes, de motifs implicites et explicites amenés à peser les uns sur les autres grâce à des effets de montage.


Les échecs sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un front, des arrières, des batailles. Mais une guerre sans ligne de combat, sans affrontement et arrières, à la limite sans bataille, c’est le propre du go : pure stratégie, tandis que les échecs sont une sémiologie.[viii]


Communiqués de presse ou notices d’accompagnement rédigées par l’artiste, le recours à des informations textuelles participe à la création de la distance allusive. Au lieu d’entretenir une relation d’explication avec son référent, l’information textuelle prend une part active dans la construction globale du sens, en l’étendant, en l’étirant ou en lui faisant subir toutes autres déformations.  Les communiqués de presse adoptent la forme des communiqués de presse et les notices semblent didactiques. Elles sont pourtant utilisées à leur tour comme un autre matériel, un autre système de signes, juxtaposé à la présentation donnée.


EFFICACITE

Le mode d’action indirect a son efficacité propre. L’obliquité de la distance allusive n’est pas un compromis. Son efficacité repose sur la subtilité. Cette dernière n’est pas seulement une qualité nécessaire à la stratégie signifiante que nous analysons ici : c’est son mode d’adresse privilégié.

Loin d’être gratuit, le raffinement du détour n’exerce-t-il pas un pouvoir – aussi coercitif qu’il est discret ?[ix]

Indirecte, l’incitation allusive exige un récepteur actif. La stratégie opère en traitant le récepteur comme un sujet actif et réactif. Naturellement, cela implique que les spectateurs que postule la structure allusive soient des spectateurs actifs. Par conséquent, les structures d’allusion s’opposent au spectaculaire.

En effet, la raison d’être du spectacle est la persuasion : il parle de « vérités » et exige des récepteurs passifs. Son opportunisme est programmatique. Alors que la structure allusive mise sur le temps, et sur un processus d’assimilation pour son déploiement, l’efficacité du spectacle est instantanée et, à mon sens, limitée. La valeur intrinsèque de la structure d’allusion réside en sa capacité à s’étendre dans l’esprit du spectateur, qui l’aborde en nouant avec elle une relation dialogique, volontaire. Ce processus nécessite l’inscription d’une indétermination dans la structure elle-même (en tant qu’espace d’articulation), une sédimentation graduelle, et une libre évolution.


ASYMBOLIE

Comme le signale François Jullien, les implications du modèle ici décrit sont intéressantes. Elles donnent tout particulièrement à comprendre que l’incitation, en tant que mode de signification, s’oppose radicalement à l’ordre du symbolique. En toute rigueur, l’incitation n’est ni mimétique ni symbolique : elle n’entre pas dans un rapport de représentativité avec le monde. En effet, le mode incitatif traite la réalité non pas comme un objet (de représentation), mais comme un processus d’interaction. Les analyses auxquelles il conduit ne sont pas sémantiques, mais structurales. Son inconsistance (l’absence de convergence de ses signes) et ses fluctuations (l’absence de fixité de ses principes organisateurs) débouchent sur ce que Barthes a nommé une « asymbolie ».


Immanence

De façon générale, les stratégies signifiantes sont autant d’indications des moyens dont l’esprit dispose pour se référer au monde. En tant que stratégie de sens, l’incitation allusive dénote une vision du monde valorisant l’immanence. En effet, selon la plus stricte élaboration du concept (le contexte chinois auquel renvoie François Jullien), l’incitation allusive – contrairement au mode symbolique – ne dépend pas, pour « faire sens », d’un mouvement du concret vers l’abstrait. Elle n’a donc aucun besoin d’établir une démarcation métaphysique entre monde des choses et monde des idées. Elle n’a pas à se préoccuper d’essences. Comme elle n’oppose pas l’être à l’apparence, une perspective ontologique lui serait inutile : elle ne se préoccupe que de devenir. L’opposition entre Esprit et Matière se transforme en une interaction entre la Conscience (la subjectivité) et la Réalité (le monde physique).

Dans la stratégie du sens qui en résulte, la substitution à l’œuvre dans l’ordre du symbolique, qui implique une forme de transcendance (fondée sur une dualité), est remplacée par un processus de juxtaposition, qui s’appuie strictement sur une phénoménologie de l’esprit (ancré dans une immanence physique, concrète). L’opposition transcendante entre les plans matériel et spirituel est remplacée par le flux et reflux continuel et réciproque de la conscience sur le monde extérieur. Un courant horizontal remplace une édification verticale. Le monde idéel des abstractions autonomes et des généralités devient superflu et se résorbe, de même que les plans transcendants de l’esprit et de l’essence. La perspective d’une herméneutique unificatrice cède le pas à des expositions multiples.


INDUCTION

Dans la mesure où notre culture n’est pas celle de la Chine, et puisque le travail observé ici est pris – et se situe lui-même – dans les mailles d’une tradition symbolique donnée, j’aimerais préciser quelque peu l’analyse. On peut en effet y introduire une distinction qui permet de décrire le fonctionnement des éléments par rapport à celui de l’ensemble. L’articulation participe d’un double processus : induction au niveau des pièces individuelles et diffusion au niveau de l’ensemble. Il y a induction au sens où chaque élément individuel irréductible constitue un point d’ancrage – un catalyseur – pour un jeu de significations particulier. Il y a diffusion au sens où la structure établie installe les éléments singuliers, ainsi que le spectateur, dans un flux. La relative fixité du plan de « l’essence » – incarnée à leur niveau par les éléments singuliers – est subsumée par la configuration variable des affinités immanentes. Dans la structure qui en résulte, une « aura » de sens diffuse remplace une essence, et une totalité concrète supplante un plan de généralités autonomes. On peut de nouveau proposer un parallèle avec le couple go-échecs :


Dans leur milieu d’intériorité, les pièces d’échecs entretiennent des relations bi-univoques les unes avec les autres,  et avec les pièces de l’adversaire : leurs fonctionnements sont structuraux. Tandis qu’un pion de go n’a qu’un milieu d’extériorité, ou des rapports extrinsèques avec des nébuleuses, des constellations, d’après lesquels il remplit des fonctions d’insertion ou de situation…


Les « pièces », dans l’œuvre qui nous intéresse, combinent les propriétés des échecs et du go. Comme on l’a suggéré, les deux ordres opposés sont intégrés ici dans un nouvel hybride, et ils sont rendus opérationnels en tant que stratégie de signification.


CONCLUSION

En mettant l’accent sur le devenir, ces structures d’allusion suspendent la clôture synthétique pour un temps indéterminé et elles se soumettent à la possibilité d’une immanence féconde. Comme je l’ai affirmé tout au long de cette contribution, la totalité concrète qui est obtenue ici n’est pas un tout conciliatoire visant à nier, à éliminer ou à aplanir d’une quelconque manière les différences ; c’est une structure d’articulation complexe, qui tolère la contradiction comme l’un de ses traits nécessaires.


ÉPILOGUE

J’aimerais ramener la discussion vers un contexte contemporain en proposant un parallèle entre le modèle que je viens de décrire et le concept de « démocratie radicale » ébauché par Chantal Mouffe dans de nombreuses publications. En effet, il me semble que telle que je l’ai présentée, la stratégie du sens déployée par Guillaume Paris pourrait répondre au souhait de Chantal Mouffe, qui appelle de ses vœux une pratique culturelle ouverte au rôle constitutif des divisions sociales et des antagonismes – une pratique intégrant dans son étoffe même la différence, la pluralité et le conflit.

Au modèle d’inspiration kantienne de la démocratie moderne, il faut en opposer un autre qui ne vise pas à l’harmonie et à la réconciliation, mais qui reconnaisse le rôle constitutif de la division et du conflit. Une telle société refuse tout discours qui tend à imposer un modèle visant à l’univocité de la discussion démocratique.  Elle ne cherche pas à éliminer l’indécidable car elle y voit la condition de possibilité de la décision et par là de la liberté.[x].

La position anti essentialiste à partir de laquelle Mouffe argumente admet qu’il n’existe pas d’identités essentielles données, mais seulement des identités constituées à travers des processus d’identification : « Aucune identité n’est jamais définitivement établie, car il reste toujours un certain degré d’ouverture et d’ambiguïté dans la façon dont les différentes positions de sujet s’articulent ». Une telle conception (privilégiant le devenir au détriment de l’être) reconnaît que la subjectivité est continuellement modifiée par ses multiples interactions avec le monde. Le sujet « se construit au point d’intersection d’une multiplicité de positions de sujet entre lesquelles n’existe aucun a priori ni aucune relation nécessaire, et dont l’articulation résulte de pratiques hégémoniques ».

Davantage, il me semble que le modèle mis en œuvre dans le travail de Guillaume Paris ressemble étrangement à son propre modèle de « pluralisme agonistique ». Établir un pluralisme agonistique a pour but de « transformer l’antagonisme en agonisme. » Afin d’instituer les conditions pour un tel pluralisme, l’articulation entre le particulier et l’universel (et par extension, la dialectique traditionnelle liant ces termes) doit être renégociée :

Le citoyen démocratique n’est aujourd‘hui pensable que dans le contexte d’un nouveau type d’articulation entre l’universel et le particulier ; sur le mode d’un universalisme qui intègre les diversités, de ce que Merleau-Ponty appelait un universalisme latéral – indiquant que c’est au cœur même du particulier et dans le respect des différences que s’inscrit l’universel.

Ce « nouveau type d’articulation » est régi par les principes d’équilibre et de tension :

C’est dans la tension entre consensus – sur les principes – et dissensus – sur leur interprétation – que s’inscrit la dynamique agonistique de la démocratie pluraliste.

Selon Mouffe, « pour qu’une telle diversité puisse trouver les conditions de son expression, la multiplication des positions de sujet démocratiques doit être mise en scène selon des dispositifs qui permettent aux différentes positions de s’affronter à l’intérieur de ce qu’ils reconnaissent comme constituant leur espace politique commun ». La conformation d’un tel espace est « l’expression de rapports de pouvoir et ceux-ci  peuvent donner lieu à des configurations très différentes ». « L’objectif d’une politique démocratique, ce n’est donc pas d’éradiquer le pouvoir, mais de multiplier les espaces où les rapports de pouvoir seront ouverts à la contestation démocratique ». Voilà qui n’est pas sans rappeler la transparence et la réfutabilité proposées par les dispositifs que nous avons étudiés. J’aimerais donc terminer cet essai en suggérant que ces dispositifs, précisément, pourraient constituer une réponse à Mouffe, quand elle invite à imaginer « de nouveaux jeux de langage qui rendent possible l’émergence de pratiques et d’institutions où de multiples formes de démocraties pourraient s’inscrire ».


J.D. Layton


Traduit de l'anglais par Hugues MARCHAL pour le Journal de la Galerie de Nosy le Sec 2003


[i] François Jullien, Le Détour et l’accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Paris, Grasset, 1995.

[ii] On se souvient que la plus grande partie de cette « aide » fut détournée avant d’atteindre les populations concernées.

[iii] L’essai de Francis Fukuyama, « The End of History ? », est paru dans la revue The National Interest au cours de l’été 1989. Guillaume Paris a poursuivi l’exploration de ce thème en organisant à Paris, en 1996, l’exposition collective Fins d’Histoires.

[iv] Post-Morality, Kettle’s Yard (Cambrige, 1990).

[v] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie : Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

[vi] Trin T. Minh-Ha, When the moon waxes red, New York, Routledge, 1991.

[vii] François Jullien, op. cit.

[viii] Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit.

[ix] François Jullien, op. cit.

[x] Toutes les citations sont tirées de Chantal Mouffe, La Politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte, 1994.


© J.D Layton 1999


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