In Guillaume Paris, selected works, 1998-1998, pp. 105-107
Publié par Contagious Magic (London, England 1999)
ISBN 2-95141444-0-4


CE QUE DIT LA MARCHANDISE

PAR FRANCOIS VATIN

Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler: notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme; pour nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c’est notre valeur.[i]

Chez Guillaume Paris, comme chez Marx, les marchandises parlent. Et elles parlent en général anglais, la langue du capital. Plutôt, elles se parlent à elles-mêmes, pour elles-mêmes. Elles soliloquent. Elles se disent “esprit” (le savon), “promesse” (la margarine), “joie” (le détergent) (True Spirit)… Les marchandises ne se prennent pas pour rien. Elles connaissent leur valeur.

Le savon cher à Ponge[ii] ne mousse pas, ne glisse pas entre les doigts. Sa valeur d’usage, il s’en moque bien. Il est tout de blancheur, dur comme de l’ivoire (Ivory), ou en plastique inaltérable, bouclier de caoutchouc contre la corruption de la chair.
Le chocolat non plus ne fond pas dans la main, telles les smarties de notre enfance. Pas plus dans la bouche d’ailleurs. Dans les coques dures aux couleurs éclatantes de l’industrie (Untitled (m&m's)), ne restent que des “peanuts” pour l’Ethiopie (Peanuts for Ethiopia). Toute la valeur est à la surface, mince couche de glace brillante pour nos yeux d’enfants surnourris. Autant ne pas essayer de les croquer: elles sont de pierre (Moutons).

Pour Bruno Latour, le monde est composé d’acteurs humains et d’acteurs non-humains inextricablement liés les uns aux autres[iii]. Seuls quelques métaphysiciens et quelques sociologues ont la naïveté de penser que le monde est notre jardin, que les choses n’existent que par nous, pour nous. Nous vivons, nous les hommes, dans les interstices que nous laissent les non-humains, avec eux, par eux parfois, contre eux souvent. Même quand nous croyons les “produire” (audace faustienne), ces non-humains nous échappent, irrémédiablement, ils mènent leur vie propre parallèle à la notre.

Si les objets pouvaient parler … Chez Guillaume Paris, ils parlent et ils déparlent, car ils sont hybrides, mixtes d’humain et de non-humain. Ce sont des produits-portraits, femmes et hommes happés par la marchandise, réifiés sur le papier plastifié des emballages. Ils nous regardent de leur sourire figé, enchanteur (We Are the World). Tel le convive de pierre de Don Juan, ils sont prêts à nous saisir pour nous entraîner dans le monde d’illusion où nous les avons enfermés. “Le mort saisit le vif” (Marx encore).

Les hommes se sont vendus au capital. Ils ont vendu leur image pour prix d’une éternelle jeunesse. Quelle illusion. Derrière l’image, le produit lui aussi vieillit irrémédiablement. Il se corrompt et cette corruption peut atteindre l’image elle-même, gigantesque mycose, qui va bientôt envahir la peau du visage de la mangeuse italienne de yaourt, qui se croyait préservée des atteintes du temps par le secret, mal gardé, des bulgares.

Le savoir agro-alimentaire n’est pas une biologie (science de la vie), mais une “catabologie” (science de la mort), comme le suggérait un ingénieur agronome injustement méconnu[iv]. Il vise à prévoir le comportement de la matière d’origine biologique “après l’écart de sa source de vie”.

Tout l’art agro-alimentaire consiste, comme la muséologie, à retarder ce processus catabologique: conserver. On met en boîte, on fait le vide, on congèle. On garde au frais dans ces morgues que sont les linéaires réfrigérés des galeries marchandes. On met les saucisses sous des films plastique, pour en faire des poupées de rêve à la chair éternellement lisse, qui dormiront d’un sommeil silencieux jusqu’à l’arrivée du Prince charmant: le consommateur. Guillaume Paris les libère de leur linceul de cellophane et les offre à la corruption du monde ordinaire. Ses œuvres vivent de la vie des choses, cycle naturel que tous les musées et conservatoires du monde ne parviendront jamais à enrayer totalement.

“Le pays du lait et du miel” (Land of Milk an Honey (Bold Joy)). Promesse d’abondance, de jouvence, de pureté. Chez Guillaume Paris, le lait coule à flot dans les fontaines (Angel Inc.), ou, goutte à goutte, il exsude du plafond (Untitled (Milky Way)). Mais l’éternelle blancheur à un prix: l’hygiène, la chasse à la corruption, aux microbes, à la vie. Les montagnes crémeuses sont de lessive, le suc mielleux, de produit à vaisselle. Pour éviter la corruption, il faut plonger le monde dans la naphtaline (Enhanced Being)et passer les ordures par le feu dans ces incinérateurs dont la fumée blanche monte aux cieux (Heaven).

Michel Serres a dédié un de ces ouvrages à “un douanier imbécile et grossier, veillant sur un tas d’ordures à la propreté des Etats-Unis, qui lui demanda d’une voix dure s’il transportait du fromage”[v]. Ainsi va le monde, que le plus pur porte aussi le risque le plus grand de corruption. Et inversement, nous a rappelé Michel Serres, car la pénicilline, ce n’est jamais que de la pourriture, du pain moisi que l’on mettait précisément dans le Roquefort et autres bleus.

La blancheur du lait est suspecte. Autrefois, on parlait de lait bleu, de lait jaune, de lait rouge … [vi]. On le voudrait maintenant uniformément blanc. “Nul lait noir, nul blanc corbeau” dit le proverbe, et pourtant, comme le rappelle un autre proverbe, “même dans le lait frais, il y a des poils”. Alors, on sépare, on filtre, on purifie, blanc et noir, tel un échiquier de café et de lait (Fin d'Histoire).
“Un blanc, deux noirs, sacré damier” chantait autrefois Jean-Max Brua[vii] pour saluer le podium des jeux olympiques de Mexico en 1968, où deux poings noirs se sont tendus contre l’Amérique blanche. Depuis on a connu le droit des minorités, le multiculturalisme, le politiquement correct. Mais l’Amérique cherche encore sa candeur perdue, à coups de magie blanche à Disneyland (White Magic), de détergent qui nous offre la Joie du Seigneur et de savon qui incarne l’Esprit (Spirit).

On a cru à l’homme universel. On le pense maintenant pluriel. Le capital peut offrir cette concession à l’ethnographie. Du moment que la marchandise circule librement, les hommes peuvent cultiver leurs différences. Les muséographes en [viii]établiront le catalogue. Etrange liberté que nous prônent les libéraux d’aujourd’hui, où tout doit circuler, hors les hommes. L’ordre marchand règne. On adore le veau d’or, la marchandise fétiche. Il fallait bien que quelqu’un lui donne enfin la parole ou plutôt interprète son oracle.

François Vatin


NOTES:

[i] Karl Marx, “Le caractère fétiche de la marchandise et son secret”, in Le Capital (1867), Paris, Flammarion, 1985.

[ii] Francis Ponge, Le Savon (1966), Paris, Gallimard, 1992

[iii] Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989.

[iv] René Bousser, Unité, progrès technique et productivité dans les industries agricoles et alimentaires, Paris, 1956.

[v] Michel Serres, “L’Antéchrist, une chimie des sensations et des idées” in La distribution, Paris, Edition de Minuit, 1977.

[vi] Docteur Jules Rouvier, Le lait, Paris, Baillère, 1893.

[vii] Jean-Max Brua (paroles et musique), “200 mètres (Mexico 68)”, Editions Mouloudji.



© François Vatin 1999


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